LE GARDE CHASSE DE LA RÉPUBLIQUE

Patrice Claude    Le monde du mardi  9 avril 2002

 

Parmi les seize candidats à l’élection présidentielle, « Le Monde » a choisi de brosser avant le scrutin du 21 avril le portrait de ceux qui apparaissent pour la première fois à cet échelon de la vie publique. Nous commençons avec Jean Saint-Josse, candidat de « Chasse, pêche, nature et traditions»

On a tous un Saint Josse à ses sabots. Quoi qu’on prétende dans la jungle high-tech de nos belles grandes villes, on a tous un tonton de province un beauf de banlieue ou un cousin de village, brut de décoffrage, bourru, grincheux, râleur, façon Saint-Josse Gentil, sympa, drôle, il a souvent du bagout la blague vive et vaseuse, le couplet paillard et le lever de coude olympique, le tonton du terroir. Et quand, le dimanche, il endosse son abominable costume vert, garanti tergal infroissable, on l’étriperait sur place, le ton­ton réac.

Mais on l’aime bien quand même. De lui nous reviennent des odeurs de café et de tartines beurrées, un fumet de rôti en famille, des vapeurs de p’tit blanc sec, une chanson populaire peut-être. Avec lui, on revisite tou­jours son enfance. Aux vacances, on lui con­fie volontiers les enfants. On peut toujours compter sur lui. On a juste une petite réserve : plutôt se faire trucider sur place comme une palombe kamikaze que le présenter à nos chers amis parisiens. On le connaît, il est vraiment trop, le tonton rustique...

Voilà. Avec son accent rocailleux, son sourcil broussailleux, et malgré son patronyme classieux, c’est un peu tout cela, le ci-devant Jean Saint-Josse, « candidat de la ruralité » à l’élection présidentielle. Un petit matamore de 58 ans, jovial et coléreux, simple et direct, madré comme un maquignon, poujadiste comme un charcutier CID-Unati, mais plutôt sympa, inoffensif – sauf pour les bêtes à plumes — et, surtout, franc comme l’or. « Hé, faiteu pas les cons, hé! M’envoyez pas à l’Elysée, hé! » Il est comme ça, le Nemrod du Béarn. il cause sans notes, tor­ture la syntaxe et ne prend pas trop au sérieux. « Excusez-moi, dit-il aux meutes endimanchées qui viennent l’acclamer par milliers dans les salles combles de province, j’ai pas trouvé d’énarque pour écrire mes discours, alors je vais peut-être dire quelques con­neuries, hé.. » Rires garantis dès avant la deuxième salve. « Mais attention, hé, plutôt moins que les autres, hé ».

Il était une fois un petit notable de province qui n’avait pas sa langue dans sa poche, mais trois véritables passions : la famille, le rugby, la chasse. Surtout la chasse, la traque, l’attente, la balade, l’excitation et « les bonnes bouffes, après, avé les copains ». C’est à 6 ans, avec son père, que le jeune Saint­ Josse a attrapé le virus de la gibecière.

« Mon nez ne dépassait pas la vigie de la palombière, mais j’ai eu là mon premier grand frisson. » La chasse à la palombe, autrement dit le tir aux pigeons ramiers, res­tera d’autant plus la passion selon Saint-Jos­se que c’est pour elle, pour la défendre con­tre ceux qui l’ont réglementée, ceux qui rêvent de l’interdire, qu’il est devenu, pour la France entière, le garde-chasse de la République.

Enfant, il faisait les marchés avec papa, bonnetier itinérant dans les Pyrénées-Orien­tales. Il aimait bien ça, le petit, donner de la voix pour attirer le chaland, compter les sous dans la caisse, charmer les clientes.

«J’aurais aimé être journaliste, regrette-t-il aujourd’hui. Mais mon frère est mort à19 ans, j’en avais 20, j’ai repris l’affaire du père. » Ça a bien marché quatre boutiques créées et revendues plus tard, notre homme se retrouva bientôt à la tête d’une petite mai­son d’édition, également revendue depuis.

A présent, même s’il s’en défend, c’est à la politique qu’il se livre tout entier, l’Astérix du Sud-Ouest. Et, pour « un amateur », il se débrouille bien. Sur scène, il tombe la veste, retrousse ses manches, garde l’oeil sévère mais quand il empoigne le micro sous les vivats, le candidat de la ruralité sait qu’il a déjà vaincu. Au reste, il ne fait pas de dis­cours d’avenir, il parle « du temps d’avant ». Pour lui, rien n’est beau comme le passé. Mors, dans toutes ses réunions publiques, le candidat de la nostalgie dit la messe. Il ado­re ça: « C’est crevant; mais excitant; une cam­pagne, hé?»

Les sondages lui donnent 2 % à 3 %? il s’en moque comme de son premier lot de culottes. « Aux européennes de 1999, on nous donnait I %, on a fait 6,77, alors, hé! » Un million deux cent mille voix et six élus, dont lui, au Parlement de Strasbourg. Pan sur le bec des ortolans de la gauche caviar et des « escrologistes » associés, qu’il abhorre! Le score des listes CPNT— Chasse, pêche, natu­re et traditions pour les urbains ignares —, ce fut la grande surprise de cette année-là. Bien sûr, Saint-Josse, qui « y » va cette fois contre son gré, « à la demande des élus ruraux qui nous soutiennent», n’en exclut pas une autre. « On ne sait jamais, hé! »

Mais gagner n’est pas son ambition. « Attention ! Moi je veux rentrer dans mon vil­lage après, hé. J’ai rien à vendre, moi ,je veux pas être président, hé! » Ni même ministre, d’ailleurs.  Avec le Saint-Just des chasseurs, une seule chose est sûre: il n’ira pas reven­dre au plus offrant des deux candidats res­tants les voix obtenues sur son nom au pre­mier éliminatoire. «J’ai pas de droit de cuis­sage sur ces voix-là, moi. Je dirai même pas qui je choisis au second tour, comme ça... Y z’en ont marre les gens, de toutes ces magouilles, hé! » Saint-Josse veut donc juste faire un tour de piste, «faire passer un message ,faire entendre à tous les faux-culs de la politique professionnelle la voix excédée de la France rurale, la France profonde, la Fran­ce des terroirs et des beaux accents qui chan­tent, comme le mien ».

Un jour pas si lointain, Jean Saint-Josse et ses copains ont fait leurs comptes. Conquê­te de la grande Révolution de 1789, le droit de « chasse populaire », comme disait l’autre jour Lionel Jospin, avec Saint-Josse en ligne de mire, n’est plus exercé dans la République du XXI’ siècle que par 1,4 mil­lion de survivants passionnés. Trois fois moins qu’il y a trente ans, en tout cas trop peu pour faire du CPNT le « grand mouve­ment rural » rêvé par ses élus. «Je suis pas le candidat des chasseurs, dit maintenant Saint­Josse, je représente la France des différen­ces. » La rhétorique monomaniaque du maître de meute a été consciencieusement élargie. Aux pêcheurs d’abord — 1,8 million de croyants —‘ avec qui le courant semble désormais bien passer. « Hé, les chas­seurs ! », lançait l’autre soir, dans les Vos­ges, Jean-François Scherlen, déçu des éco­los, grand pêcheur devant l’Eternel: « On va avoir besoin de vous pour tirer les cormoran  qui bouffent tout dans nos rivières, hein ! » C’est comestible, le cormoran ? « Ouais, rica­ne quelqu’un, chez nous en Normandie, quand on en tue un, on met un fer à cheval dessus et on le mange quand le fer est devenu tout mou...»

Dans ses dépliants publicitaires, le mouve­ment évoque désormais « la France des différences, la France des minorités, la France des couleurs ». Saint-josse, qu’on se le dise, est là «pour défendre les délaissés, les exclus, tous ceux qui vivent mal ». Sous entendu, « à la campagne ». Pas de confusion, hé : tradui­te par Saint-Josse, l’ode à « la France des couleurs », c’est « la France du béret basque, la France de la quiche lorraine, du cassoulet toulousain, de la pipe de Saint-Claude, de la porcelaine de Limoges, la France de l’image d’Epinal, quoi». Pas celle des immigrés. D’ailleurs, la régularisation des sans-papiers, il est contre, le tonton du Béarn. « S’ils n’ont pas de papiers, ils sont rentrés comment chez nous, hé? » Saint Josse n’est pas Bové. « Lui il est surtout candidat. à des voyages, hé. » Réac, oui, mais avec modéra­tion. Il est pour le pacs, contre la dépénalisa­tion du cannabis. « Nous, on veut offrir des bouffées d’oxygène à nos jeunes. Mamère, il prône le pétard... » Un soir de mars, lors d’un meeting Saint-Josse, à Epinal juste­ment. Le maire, aujourd’hui adjoint, du villa­ge de Coaraze, près de Pau (2 306 habitants), veut expliquer l’iniquité des lois élec­torales européennes.

« Moi, pour siéger à Strasbourg, j’ai dû abandonner mon mandat d’élu local, hé Mais si j’étais Cohn Bendit. » « Houhou ! », commence à hurler la salle. L’orateur paraît brièvement décontenancé. « Nan-nan, je veux juste dire que si j’étais allemand ou espa­gnol, j’aurais pu garder les deux mandats, voi­là. » Ouf! « Holà ,je me suis demandé où ils voulaient m’entraîner, là, tous ces gens, con­fiera-t-il après. Moi, je marche pas dans ce genre de dérapages, hé. Alors là, je dis non, point barre, hé. » Tirez sur les écolos et sur l’Europe des bureaucrates tant que vous voulez, mitraillez les «politicards profession­nels » à bout portant si ça vous chante. Saint­ Josse aime ça.

« Chez nous, il y a la même proportion de cons que partout ailleurs, hé. Mais moi ,je refu­se de me laisser amalgamer là-dedans. Avec ma femme espagnole et mon beau-père réfugié politique antifasciste sous Franco, je peux plus rentrer chez moi après, hé, ho. » Sa plus « grande angoisse » de la campagne, c’est jusqu’à la veille du 4 avril qu’il l’a vécue, le Saint-Josse. « Si Le Pen n’avait pas eu ses 500 signatures, nous aurions sûrement hérité d’une partie de ses voix. Et moi, disait-il en mars ,j’en veux pas de ces voix-là, hé. »

Le RPR? Bon, c’est vrai qu’il fut l’assis­tant parlementaire d’un député du groupe en 1986. « J’avais accepté parce que c’était un copain. Mais j’ai jamais milité au RPR, moi, hé » D’ailleurs, l’ordre national du Mérite que le « copain » lui avait obtenu, il l’a renvoyé en son temps au président Mit­terrand. « Je trouvais ça scandaleux qu’on me décore alors que je n’avais rien fait A mon avis, seuls ceux qui ont vraiment fait quelque chose pour la France devraient l’être. Moi je sais même pas si j’aurais eu le courage de rejoindre de Gaulle à Londres, alors, hé »

Saint-Josse a quand même été reçu par Chirac à l’Elysée, il y a deux ans. « Ah oui, il a été sympa, mais je lui dois rien, hé On n’a pas gardé les cochons ensemble, hé. Je me rappel­le, en arrivant au palais, j’ai touché la main des gardes républicains. Z’étaient surpris les mecs, hé. C’est vrai quoi, je comprends pas ça moi, tous ces pisse-froid qui ne saluent plus les gens quand ils sont élus Y se prennent pour quoi ceux-là ? Moi, chuis un citoyen normal et je veux le rester, hé. »

ARDISSON et Karl Zéro ado­rent inviter Saint-Josse dans leurs émissions: quand il fait son numéro de populo, le grand acteur de la France pro­fonde, c’est Blier dans Les Tontons flin­gueurs. Observons-le violer pour un clin d’oeil la tactique électorale choisie par le mouvement « Bon, allez, je m’étais promis de ne pas vous parler chasse, mais je vais le foi­re un peu quand même, hé. Moi, quand Bou­grain-Dubourg — la salle : « Houhouhou ! » —ouais, quand il n’a pas une émission de télé à faire et donc ne vient pas nous em... celui-là, moi, je chasse la palombe. Ecoutez comme ça sonne bien: pa-lommm-beu. C’est beau non ? » Ce soir-là, la chasse ne prit pas plus de cinq des soixante minutes du prêche «saint-jossien ». D’ordinaire, c’est un mois de sa vie chaque année — en octobre — qu’el­le lui prend, la palombe. Trente journées entières perché dans les arbres, « de l’aube au crépuscule », à traquer des petits oiseaux.

Mais c’est bientôt la curée. Le Jacquou le Croquant des Pyrénées a senti « monter un vent de révolution dans nos campagnes ». On verra bien si sa grande battue rabattra le gibier de voix espéré. « Si je fais moins d’un million deux cent mille, on peut plier nos gau­les et nos fusils, hé, les mecs, ce sera un échec collectif »