LE GARDE
CHASSE DE LA RÉPUBLIQUE
Parmi les seize
candidats à l’élection présidentielle, «
Le Monde
»
a choisi de brosser avant
le scrutin du 21
avril le portrait de ceux
qui apparaissent pour la première fois à cet échelon de la vie publique. Nous
commençons avec Jean Saint-Josse, candidat de «
Chasse, pêche, nature et
traditions»
On a tous un
Saint Josse à ses sabots. Quoi qu’on prétende dans la jungle high-tech de nos
belles grandes villes, on a tous un tonton de province un beauf de banlieue ou
un cousin de village, brut de décoffrage, bourru, grincheux, râleur, façon
Saint-Josse Gentil, sympa, drôle, il a souvent du bagout la blague vive et
vaseuse, le couplet paillard et le lever de coude olympique, le tonton du
terroir. Et quand, le dimanche, il endosse son abominable costume vert, garanti
tergal infroissable, on l’étriperait sur place, le tonton
réac.
Mais on l’aime
bien quand même. De lui nous reviennent des odeurs de café et de tartines
beurrées, un fumet de rôti en famille, des vapeurs de p’tit blanc sec, une
chanson populaire peut-être. Avec lui, on revisite toujours son enfance.
Aux vacances, on lui confie volontiers les enfants. On peut toujours
compter sur lui. On a juste une petite réserve : plutôt se faire trucider
sur place comme une palombe kamikaze que le présenter à nos chers amis
parisiens. On le connaît, il est vraiment trop, le tonton
rustique...
Voilà. Avec son
accent rocailleux, son sourcil broussailleux, et malgré son patronyme classieux,
c’est un peu tout cela, le ci-devant Jean Saint-Josse, « candidat de la
ruralité » à l’élection présidentielle. Un petit matamore de 58 ans, jovial
et coléreux, simple et direct, madré comme un maquignon, poujadiste comme un
charcutier CID-Unati, mais plutôt sympa, inoffensif – sauf pour les bêtes à
plumes — et, surtout, franc comme l’or. « Hé, faiteu pas les cons, hé!
M’envoyez pas à l’Elysée, hé! » Il est comme ça, le Nemrod du Béarn. il
cause sans notes, torture la syntaxe et ne prend pas trop au sérieux.
« Excusez-moi, dit-il aux meutes endimanchées qui viennent l’acclamer par
milliers dans les salles combles de province, j’ai pas trouvé d’énarque pour
écrire mes discours, alors je vais peut-être dire quelques conneuries, hé..
» Rires garantis dès avant la deuxième salve. « Mais attention, hé,
plutôt moins que les autres, hé ».
Il était une fois
un petit notable de province qui n’avait pas sa langue dans sa poche, mais trois
véritables passions : la famille, le rugby, la chasse. Surtout la chasse,
la traque, l’attente, la balade, l’excitation et « les bonnes bouffes,
après, avé les copains ». C’est à 6 ans, avec son père, que le jeune
Saint Josse a attrapé le virus de la gibecière.
« Mon nez ne dépassait pas la vigie de la palombière, mais j’ai eu là mon premier grand frisson. » La chasse à la palombe, autrement dit le tir aux pigeons ramiers, restera d’autant plus la passion selon Saint-Josse que c’est pour elle, pour la défendre contre ceux qui l’ont réglementée, ceux qui rêvent de l’interdire, qu’il est devenu, pour la France entière, le garde-chasse de la République.
Enfant, il
faisait les marchés avec papa, bonnetier itinérant dans les
Pyrénées-Orientales. Il aimait bien ça, le petit, donner de la voix pour
attirer le chaland, compter les sous dans la caisse, charmer les
clientes.
«J’aurais aimé
être journaliste, regrette-t-il aujourd’hui. Mais mon frère
est mort à19 ans, j’en avais 20, j’ai repris l’affaire du père. » Ça a bien
marché quatre boutiques créées et revendues plus tard, notre homme se retrouva
bientôt à la tête d’une petite maison d’édition, également revendue
depuis.
A présent, même
s’il s’en défend, c’est à la politique qu’il se livre tout entier, l’Astérix du
Sud-Ouest. Et, pour « un amateur », il se débrouille bien. Sur scène, il
tombe la veste, retrousse ses manches, garde l’oeil sévère mais quand il
empoigne le micro sous les vivats, le candidat de la ruralité sait qu’il a déjà
vaincu. Au reste, il ne fait pas de discours d’avenir, il parle « du
temps d’avant ». Pour lui, rien n’est beau comme le passé. Mors, dans toutes ses réunions
publiques, le candidat de la nostalgie dit la messe. Il adore ça: «
C’est crevant; mais excitant; une campagne,
hé?»
Les sondages lui
donnent 2 % à 3 %? il s’en moque comme de son premier lot de culottes. « Aux
européennes de 1999, on nous donnait I %, on a fait 6,77, alors, hé!
» Un million deux cent mille voix et six élus, dont lui, au Parlement de
Strasbourg. Pan sur le bec des ortolans de la gauche caviar et des «
escrologistes » associés, qu’il abhorre! Le score des listes CPNT—
Chasse, pêche, nature et traditions pour les urbains ignares —, ce fut la
grande surprise de cette année-là. Bien sûr, Saint-Josse, qui « y » va
cette fois contre son gré, « à la demande des élus ruraux qui nous
soutiennent», n’en exclut pas une autre. « On ne sait jamais, hé!
»
Mais gagner n’est
pas son ambition. « Attention ! Moi je veux rentrer dans mon village
après, hé. J’ai rien à vendre, moi ,je veux pas être président, hé! » Ni
même ministre, d’ailleurs. Avec le
Saint-Just des chasseurs, une seule chose est sûre: il n’ira pas revendre
au plus offrant des deux candidats restants les voix obtenues sur son nom
au premier éliminatoire. «J’ai pas de droit de cuissage sur ces
voix-là, moi. Je dirai même pas qui je choisis au second tour, comme ça... Y
z’en ont marre les gens, de toutes ces magouilles, hé! » Saint-Josse veut
donc juste faire un tour de piste, «faire passer un message ,faire entendre à
tous les faux-culs de la politique professionnelle la voix excédée de la France
rurale, la France profonde, la France des terroirs et des beaux accents qui
chantent, comme le mien ».
Un jour pas si
lointain, Jean Saint-Josse et ses copains ont fait leurs comptes. Conquête
de la grande Révolution de 1789, le droit de « chasse populaire », comme
disait l’autre jour Lionel Jospin, avec Saint-Josse en ligne de mire, n’est plus
exercé dans la République du XXI’ siècle que par 1,4 million de survivants
passionnés. Trois fois moins qu’il y a trente ans, en tout cas trop peu pour
faire du CPNT le « grand mouvement rural » rêvé par ses élus. «Je
suis pas le candidat des chasseurs, dit maintenant SaintJosse, je
représente la France des différences. » La rhétorique monomaniaque du
maître de meute a été consciencieusement élargie. Aux pêcheurs d’abord — 1,8
million de croyants —‘ avec qui le courant semble désormais bien passer. «
Hé, les chasseurs ! », lançait l’autre soir, dans les Vosges,
Jean-François Scherlen, déçu des écolos, grand pêcheur devant l’Eternel: «
On va avoir besoin de vous pour tirer les cormoran qui bouffent tout dans nos rivières,
hein ! » C’est comestible, le cormoran ? « Ouais, ricane
quelqu’un, chez nous en Normandie, quand on en tue un, on met un fer à cheval
dessus et on le mange quand le fer est devenu tout
mou...»
Dans ses
dépliants publicitaires, le mouvement évoque désormais « la France des
différences, la France des minorités, la France des couleurs ». Saint-josse,
qu’on se le dise, est là «pour défendre les délaissés, les exclus, tous ceux
qui vivent mal ». Sous entendu, « à la campagne ». Pas de confusion,
hé : traduite par Saint-Josse, l’ode à « la France des couleurs »,
c’est « la France du béret basque, la France de la quiche lorraine, du
cassoulet toulousain, de la pipe de Saint-Claude, de la porcelaine de Limoges,
la France de l’image d’Epinal, quoi». Pas celle des immigrés. D’ailleurs, la
régularisation des sans-papiers, il est contre, le tonton du Béarn. « S’ils
n’ont pas de papiers, ils sont rentrés comment chez nous, hé? » Saint Josse
n’est pas Bové. « Lui il est surtout candidat. à des voyages, hé. » Réac,
oui, mais avec modération. Il est pour le pacs, contre la
dépénalisation du cannabis. « Nous, on veut offrir des bouffées
d’oxygène à nos jeunes. Mamère, il prône le pétard... » Un soir de mars,
lors d’un meeting Saint-Josse, à Epinal justement. Le maire, aujourd’hui
adjoint, du village de Coaraze, près de Pau (2 306 habitants), veut
expliquer l’iniquité des lois électorales
européennes.
« Moi, pour
siéger à Strasbourg, j’ai dû abandonner mon mandat d’élu local, hé Mais si
j’étais Cohn Bendit. » « Houhou ! », commence à hurler la salle.
L’orateur paraît brièvement décontenancé. « Nan-nan, je veux juste dire que
si j’étais allemand ou espagnol, j’aurais pu garder les deux mandats,
voilà. » Ouf! « Holà ,je me suis demandé où ils voulaient
m’entraîner, là, tous ces gens, confiera-t-il après. Moi, je marche
pas dans ce genre de dérapages, hé. Alors là, je dis non, point barre, hé. »
Tirez sur les écolos et sur l’Europe des bureaucrates tant que vous voulez,
mitraillez les «politicards professionnels » à bout portant
si ça vous chante. Saint Josse aime ça.
« Chez nous,
il y a la même proportion de cons que partout ailleurs, hé. Mais moi ,je
refuse de me laisser amalgamer là-dedans. Avec ma femme espagnole et mon
beau-père réfugié politique antifasciste sous Franco, je peux plus rentrer chez
moi après, hé, ho. » Sa plus « grande angoisse » de la campagne,
c’est jusqu’à la veille du 4 avril qu’il l’a vécue, le Saint-Josse. « Si Le
Pen n’avait pas eu ses 500 signatures, nous aurions sûrement hérité d’une partie
de ses voix. Et moi, disait-il en mars ,j’en veux pas de ces voix-là, hé.
»
Le RPR? Bon,
c’est vrai qu’il fut l’assistant parlementaire d’un député du groupe en
1986. « J’avais accepté parce que c’était un copain. Mais j’ai jamais
milité au RPR, moi, hé » D’ailleurs, l’ordre national du Mérite que le
« copain » lui avait obtenu, il l’a renvoyé en son temps au président
Mitterrand. « Je trouvais ça scandaleux qu’on me décore alors que
je n’avais rien fait A mon avis, seuls ceux qui ont vraiment fait quelque chose
pour la France devraient l’être. Moi je sais même pas si j’aurais eu le courage
de rejoindre de Gaulle à Londres, alors, hé »
Saint-Josse a
quand même été reçu par Chirac à l’Elysée, il y a deux ans. « Ah oui, il a
été sympa, mais je lui dois rien, hé On n’a pas gardé les cochons ensemble, hé.
Je me rappelle, en arrivant au palais, j’ai touché la main des gardes
républicains. Z’étaient surpris les mecs, hé. C’est vrai quoi, je comprends pas
ça moi, tous ces pisse-froid qui ne saluent plus les gens quand ils sont élus Y
se prennent pour quoi ceux-là ? Moi, chuis un citoyen normal et je veux le
rester, hé. »
ARDISSON et Karl
Zéro adorent inviter Saint-Josse dans leurs émissions: quand il fait son
numéro de populo, le grand acteur de la France profonde, c’est Blier dans
Les Tontons flingueurs. Observons-le violer pour un clin d’oeil la
tactique électorale choisie par le mouvement « Bon, allez, je m’étais promis
de ne pas vous parler chasse, mais je vais le foire un peu quand même, hé.
Moi, quand Bougrain-Dubourg — la salle : « Houhouhou ! »
—ouais, quand il n’a pas une émission de télé à faire et donc ne vient pas
nous em... celui-là, moi, je chasse la palombe. Ecoutez comme ça sonne bien:
pa-lommm-beu. C’est beau non ? » Ce soir-là, la chasse ne prit pas plus de
cinq des soixante minutes du prêche «saint-jossien ». D’ordinaire, c’est un mois
de sa vie chaque année — en octobre — qu’elle lui prend, la palombe. Trente
journées entières perché dans les arbres, « de l’aube au crépuscule »,
à traquer des petits oiseaux.
Mais c’est
bientôt la curée. Le Jacquou le Croquant des Pyrénées a senti « monter un
vent de révolution dans nos campagnes ». On verra bien si sa grande battue
rabattra le gibier de voix espéré. « Si je fais moins d’un million deux cent
mille, on peut plier nos gaules et nos fusils, hé, les mecs, ce sera un
échec collectif »