Cynégétiques nerveux.
Les chasseurs français, nombreux et organisés, s'énervent facilement dès qu'on
touche à leurs prérogatives, ce qui rend les politiques prudents.
DE TOUS LES PAYS européens, la France est de loin celui qui compte le plus
de chasseurs : un peu plus de 1,4 million de gâchettes. L'Italie n'en annonce
que 901000, la Grande-Bretagne 625 000, et l'Allemagne a quasiment l'air sous
développée avec seulement 335 000 adeptes réguliers.
Bien implantés, regroupés en associations, les chasseurs forment un redoutable
lobby national, qui s'est doublé ces dernières années d'un parti tout aussi
redouté, le pétaradant CPNT (Chasse, Pêche, Nature et Traditions), et freinent
d'emblée toute tentative sérieuse de réduire l'activité chasseresse.
Pour leur défense, les amis du canon superposé excipent, il est vrai, d'un
argument historico-démocratique costaud: la chasse pour tous est une conquête
de la Révolution française, au même titre que le suffrage universel ou
l'abolition des privilèges pour la n~ blesse ou le clergé. Ce qui est tout à
fait exact, mais restreint les projets à long terme des perdrix et du lapin de
garenne.
Un seul rappel suffit à mesurer la portée politique du lobby des chasseurs, au
demeurant représenté dans tous les groupes parlementaires même les menaces de
François Hollande, premier secrétaire du PS, de ne
pas renouveler l'investiture socialo aux députés qui s'opposeraient au projet
de loi sur la chasse de Dominique
Voynet n'ont pas dissuadé 13 de ces honorables élus de la nation de voter
contre (ou de s'abstenir) fin juin 2000. En quatre ans de législature, c'est le
seul projet de loi qui ait à ce point divisé le PS.
Et pour cause. Sur le terrain, la guéguerre est quasi permanente. Fin mai, une
décision du Conseil d'Etat sur les dates d'ouverture de la chasse au gibier
d'eau a fait flamber de plus belle le front des gâchettes de la Somme. Du coup,
déjà fort de 6 élus européens et de ses 30 conseillers régionaux (dont 10 dans
la seule Aquitaine), le CPNT, discret ou habile pendant les municipales,
fourbit ses armes pour les législatives de 2002, et peut être même pour la
présidentielle. Dans l'objectif déclaré de canarder l'actuelle majorité.
L'application franchouillarde du fameux principe maoïste selon lequel le
pouvoir est au bout du fusil?
Des fusils efficaces, car pour ce qui est du simple gibier nos chasseurs n'y
vont pas avec le dos de la gâchette : 380 000 chevreuils et 346 000 sangliers
par exemple pour la saison 1998-1999 (derniers chiffres publiés par l'Office
national de la chasse), ou bien encore pour les mêmes dates 6,3 millions
lapins, 2 millions de canards, 6 millions de pigeons, tourterelles et palombes,
et même 13 millions de grives.
En dépit de ce qu'un invraisemblable tumulte a laisser croire, la loi chasse de
Dominique Voynet, laquelle, au passage, selon la formule de " Libération
", y " gagna ses galons de ministre ", est bien loin de marquer
la fin, et même le déclin de cette noble activité dans l'Hexagone. Sur un point
au moins - la légalisation progressive de la chasse de nuit (essentiellement à
partir de huttes ou cabanes) dans les 21 départements où elle était "
traditionnelle " -, elle accordait même un avantage aux gâchettes. Sur
d'autres dispositions, elle était en retrait des directives de Bruxelles. Ce
que, devant la grogne de sa majorité, Jospin
s'empressa de faire valoir.
Mais, c'est vrai, elle introduit quelques nouveautés jugées fâcheuses par un
milieu qui n'en a pas connu depuis deux cents ans. Elle reconnaît ainsi le
" droit de nonchasse "aux petits propriétaires terriens qui n'en
peuvent plus de voir leurs champs ou leurs jardins périodiquement jonchés de
cartouches et surtout régulièrement envahis par ceux qui les tirent. Beaucoup
plus sérieux : par souci proclamé de réduire les risques d'accidents, la loi
instaure un jour de non-chasse, le mercredi, journée de congé scolaire, donc de
promenades éventuelles dans la verdure. Enfin, et sur ce chapitre en tout cas,
les chasseurs ne sont pas près de se taire, elle fixe des dates butoirs pour la
traque des oiseaux migrateurs et du gibier d'eau. Encore une innovation,
également assez mal perçue.
La résolution n'interdit pas la prudence. Avec un courage qui force
l'admiration, sur quelques articles cruciaux, et en particulier celui des dates
précises de chasse, la ministre s'en remit à la perspicacité des préfets. Dans
toutes les langues du monde, il semble que cela s'appelle se défausser.
Même beaucoup moins contraignantes que prévu, ces nouvelles règles énervent les
chasseurs, dont les porte-parole, avec une élévation de pensée qui les honore,
ont assez vite déplacé le débat quasiment sur le terrain philosophique, sur
fond de petits matins bleus dans la tendre ferveur des huttes de chasse: "
Le gouvernement porte atteinte à un mode de vie. "
Disons au moins à un hobby, et peut-être même à une industrie et à un commerce:
les évaluations les plus courantes fixent entre 7 000 et 8 000 F les dépenses
moyennes annuelles d'un chasseur. Chasseurs consommateurs, donc, mais aussi
électeurs. Et le fusil n'est pas forcément de droite. Il se porte beaucoup à
gauche. En virée électorale en Loire-Atlantique pour les européennes de 1999,
les propagandistes de Cohn-Bendit le découvrirent avec surprise: les chasseurs
qui menaçaient d'entraver leurs déplacements étaient pour la plupart des
ouvriers communisants des chantiers navals de Saint-Nazaire. Deuxième meilleur
score électoral des listes CPNT à ce même scrutin, les Landes élisent
traditionnellement trois députés socialistes dans leurs trois circonscriptions
législatives. Enfin, mais les exemples sont légion, ce n'est naturellement pas
par haine foncière de la bécasse que le député communiste
" Minime " Gremetz a tant joué dans l'hémicycle les porte-voix du
lobby des fusils: la Somme, son département, est le seul, toujours aux mêmes
européennes de 1999, à avoir placé en tête la liste des chasseurs.
Milieu globalement gueulard, les chasseurs disposent toutefois d'une
avant-garde encore plus éruptive, celle des canardeurs de rivières, lacs ou
deltas, l'Association nationale des chasseurs de gibier d'eau (25 000 affidés
quand les Verts ne comptent qu'un peu moins de 10 000 encartés). Une
association animée ces temps-ci d'une fureur encore accrue. Ce qui n'était pas
nécessaire : à elle seule, elle ferait passer les extrémistes casseurs de la
FNSEA pour des modérés apathiques.
C'est que le Conseil d'Etat a annulé fin mai une disposition de la loi Voynet
qui fixait autour du 10 août l'ouverture de la chasse au gibier d'eau. Les
chasseurs n'étaient pas contre, vu que les directives européennes - que, dans
une énième tentative de conciliation, Jospin est allé jusqu'à qualifier de
" tatillonnes " - parlent du 1er septembre.
Les canardeurs hurlent désormais que la partante et la tant haïe Voynet et,
avec elle, le gouvernement Jospin n'auraient fait voter cette disposition que
mus par les plus noires arrières-pensées: la certitude que la justice
administrative reviendrait sur cet apparent acquis. Et de répéter que " la
gauche plurielle combat la chasse la plus populaire ". Aphorisme signé
d'un chef des tireurs de canards, nommé Gilles Desplanques, parfaitement
réversible en l'occurrence: les adeptes de " la chasse la plus populaire
" doivent donc combattre la gauche plurielle.
Au printemps dernier, le Premier ministre, venu visiter les inondés de la
Somme, a été quelque peu chahuté. Des chasseurs de ce département - celui de
tous les dangers cynégétiques et politiques - s'en sont pris à un député du
secteur, Vincent Peillon, porte-parole du PS et canardé à la canette de bière
et autres objets volants.
Six mises en examen s'ensuivirent d'ailleurs. Sur ses 60 terres girondines, le
député Vert
Noêl Mamère, qui escomptait alors être le candidat de son parti à la
présidentielle, n'avait pas eu droit, un peu plus tôt, à un traitement beaucoup
plus amène.
Sus à la concurrence Non que Saint-Josse se rêve déjà Rue du
Faubourg-Saint-Honoré. Aux dernières nouvelles, il réservait encore sa réponse
sur une éventuelle candidature pour représenter (sic) " la voix des
oubliés de la France ".
Aux législatives, en revanche, le CPNT se voit déjà faire un carton sur pas
moins de 9 circonscriptions, donc de 9 sièges à l'Assemblée. C'est sûrement
excessif: trois élus (un dans la Somme, un autre dans les Landes, un dernier en
Gironde) constitueraient déjà un prodigieux succès. Moins éclatant toutefois
que ne le serait une défaite de la gauche pour cause de nuisances chasseresses.
Dans son élan, le CPNT assure ne pas se l'interdire. Ses experts électoraux ou
ceux qui en tiennent lieu se répandent ainsi en menaces de maintien au second
tour à seule fin de provoquer des triangulaires mortelles pour la honnie
majorité plurielle que le CPNT se promet de plomber.
Canardage de raison
ET DIRE que les chasseurs râlent contre Voynet
et Yoyo!
Si le gouvernement s'en était tenu aux conclusions de l'expert scientifique
" incontestable " (Matignon lui-même dixit) qu'il avait désigné pour
arbitrer le débat sur la chasse au gibier d'eau, c'est un mois et demi de
traque à la sarcelle et à la bécassine d'eau qui leur passait sous le carnier.
Ornithologue et à ce titre ponte du Muséum national d'histoire naturelle, le
professeur jean-Claude Lefeuvre recommandait en effet dans un très officiel
rapport l'interdiction de toute chasse aux oiseaux migrateurs avant le 1er
octobre.
Bruxelles, rappelons-le, s'en tient au 1er septembre, et Matignon, qui préconisait
le 10 août, va devoir s'aligner sur les directives européennes, pour la plus
grande fureur des chasseurs, qui, eux, persistent à réclamer le 15 juillet.
Explications du bon professeur: pondant toute cette période d'été et de début
d'automne, ces oiseaux " doivent se nourrir correctement pour se
constituer un matelas de graisse ", un temps de repos et de digestion est
nécessaire à une heureuse migration, puis à une "fécondation " tout
aussi bien conduite. En clair, Si les chasseurs veulent encore, dans quelques
années, avoir des oiseaux migrateurs dans leur ligne de mire, qu'ils leur
laissent au moins la faculté de se reproduire dans les meilleures conditions.
Faut-il le préciser? L'" incontestable " fut naturellement contesté,
et d'abord par le rapporteur socialiste de la loi, François Patriat, devenu
depuis ministre du Commerce et de l'Artisanat, qui enterra proprement la
suggestion du moratoire de septembre. Pour ne rien dire des hurlements
d'associations de chasseurs. Lefeuvre s'en plaignit ainsi dans "
Libération": " Le gros problème, avec certains chasseurs, c'est que
lorsque des données scientifiques ne leur plaisent pas, leur riposte, c'est
l'insulte. "
C'est étonnant, en effet, de la part de Si bons et Si cartésiens Français!