Une campagne sans nature, par Nicolas Hulot

Nicolas Hulot est président de la Fondation Nicolas Hulot pour la nature et l'homme.

Article paru dans Le Monde du 17.04.02

Je me souviens des campagnes présidentielles lointaines dans lesquelles figurait René Dumont. Les railleries étaient nombreuses : la communauté à l'unisson considérait ses inquiétudes comme sans fondement et ses prévisions totalement fantaisistes. Depuis, de l'eau, pas toujours très propre, a coulé sous les arches de notre société et ses propos prennent un relief tout autre. L'aberration d'hier est la vérité d'aujourd'hui.

L'écologie a-t-elle entre-temps acquis ses lettres de noblesse ? La réponse est clairement "non". La diffusion des vérités qui lui sont associées et ses implications sont encore marginales. Certains hésitent même encore à prononcer le simple mot, comme s'il s'agissait d'une compromission insupportable. La vision de la société est encore réduite à sa vision économique. Certes, la prise de conscience a évolué, mais sa traduction en actes reste totalement dérisoire. L'écologie, on est pour en général, mais contre ce qu'elle nécessite. Peut-être aussi que la perception des dégâts causés et des menaces à venir n'est pas à sa juste mesure. Qui réalise et qui croit vraiment que l'écologie est un chantier dont dépend la survie de l'humanité ?

Légitimement, nous sommes obsédés par cette immense tragédie sociale qu'est le chômage. Et son corollaire, l'insécurité, polarise toutes les peurs. Tout cela monopolise l'attention et l'énergie, et ne laisse plus beaucoup d'espace disponible pour des préoccupations moins lisibles, liées à des risques étalés dans une autre échelle de temps.

Nous ne pilotons que dans l'urgence en confondant vitesse et précipitation. L'exemple des OGM est significatif : leur innocuité n'est pas avérée ; on les trouve déjà dans certaines denrées commercialisées, et l'essentiel de la recherche est appliqué et non lié aux risques sanitaires.

Qui plus est, la ville étant devenue l'environnement quasi exclusif, elle nous coupe de repères essentiels et d'évidences salutaires. Notamment sur nos liens indissociables avec la nature qui est devenue une abstraction et sur le sort commun que nous partageons avec l'ensemble du vivant. En croyant nous libérer de la nature, nous créons une domination bien plus contraignante. Comparées au conflit de l'homme et de la nature qui se profile, toutes les luttes qui nous opposent ne sont que broutilles. La profusion de sciences et de technologies, en nous enivrant, finit de détruire nos derniers éclats de lucidité. Cette abondance a troublé notre interprétation de la réalité, et la nature a perdu le prestige accumulé au cours des âges. L'homme n'est plus relié à rien. C'est le désarroi pathétique de l'homme moderne.

Devons-nous nous accommoder de ce fonctionnement ? L'écologie vaut-elle d'être hissée au rang des priorités nationales et mondiales ? Le pire est que certains en doutent encore.

Dans la classe politique, quelques-uns la considèrent encore comme une simple monnaie électorale. Même au sein de la communauté scientifique, il y a encore de trop nombreuses réserves. Il faut dire que la recherche dans ce domaine reste le parent pauvre. Et devant l'incertitude non pas des causes mais des effets, on préfère le silence ou la suspicion. Le doute profite alors à tous les excès. Même si, pour employer une expression judiciaire, il y a des faisceaux de présomptions, la science parfois reste muette, et, en conséquence les politiques immobiles, et l'opinion insensible. Comme si l'on attendait la démonstration du pire pour agir. Le plus bel exemple : le changement climatique. En l'absence de modélisation sur ses conséquences, on a perdu des années précieuses.

Pourtant quelques événements récents auraient dû nous tirer définitivement de notre torpeur. Vache folle, AZF, fièvre aphteuse, Iievoli-Sun, inondations, tempêtes, Erika, Tchernobyl, un pèle-mêle sordide qui n'est que la partie visible de notre inconséquence. Ces crises que l'actualité retient ne sont que des épiphénomènes au regard de risques plus sournois, car invisibles, bombes à retardement que le XXe siècle a semées sous les pieds des générations futures, ou pollutions tranquilles et quotidiennes rentrées dans la normalité et qui ne troublent pas l'ordre public.

Qui s'émeut, entre mille calamités silencieuses, de l'érosion sans précédent de la biodiversité ? Qui va mentionner qu'en France 94 % des cours d'eau et 75 % des nappes souterraines sont pollués, que la fièvre catharane a fait des ravages dans les troupeaux d'ovins en Corse ? Qui sait que sur des fûts radioactifs balancés en Manche dans les années 1960 la corrosion fait imparablement son œuvre ? Qui versera une larme sur la disparition programmée des forêts tropicales et de leurs espèces pour la plupart non inventoriées, et, surtout, qui en mesure l'importance ?

Moins spectaculaires mais aussi inquiétants sur le long terme, les changements de salinité prévisibles de la Méditerranée dus à l'édification de barrages et la baisse d'apport en eau douce qui évoque l'invasion d'espèces exotiques, la dispersion chaque année dans la nature de milliers de nouvelles molécules, les canons à neige qui vident les nappes phréatiques ? Milles petits fléaux écologiques qui, bout à bout, ont un impact inestimable font que, peu à peu, la planète s'asphyxie.

Qui prendra le risque de dresser la liste des dramatiques conséquences environnementales, sanitaires et économiques des pratiques agricoles actuelles ? Un vrai désastre, accompli avec la complicité de l'Etat, de l'Europe, de la grande distribution et des consommateurs que nous sommes. Qui ose rappeler que, malgré la disparition de 35 000 exploitations agricoles chaque année, la consommation d'engrais augmente de 10 % par an ? Qui prendra le risque d'évoquer les additions d'antibiotiques dans les denrées animales et d'affirmer que, dans cinquante ans, on pourrait ne plus rien avoir à opposer aux bactéries. 20 % de la planète consomment 80 % des ressources planétaires. Qui s'en offusque ?

Toutes ces questions, et bien d'autres, ont été quasi occultées dans le tumulte de la campagne présidentielle. Pour fustiger l'écologie, certains n'ont pas craint de parler de la dictature de l'ignorance. Je crains plus celle des certitudes, de l'arrogance et des vanités. La sagesse c'est le doute, l'esprit qui cherche.

De Corinne Lepage à Noël Mamère, l'écologie dans la campagne présidentielle a ses ambassadeurs. Même le candidat Jacques Chirac dans son discours du Mont-Saint-Michel a fait des propositions ambitieuses. Quel chemin parcouru, pour un homme issu d'un territoire politique et idéologique où l'écologie était jusqu'à une date récente considérée comme quasi subversive. Sur le tard, Lionel Jospin s'est positionné, certes timidement, dans ce domaine. Mais force est de constater que, entre ce que les uns et les autres ont dit, le peu que les médias ont relayé et ce que l'opinion a retenu, le bilan est maigre : un murmure dans le concert électoral.

La société fait la sourde oreille. Le débat n'a pas été engagé, les questions de fond n'ont pas été soulevées et l'on projette de lutter contre les effets mais pas de s'attaquer véritablement aux causes.

Le XXIe siècle n'a d'autre choix que d'apprendre à produire et à consommer mieux plutôt que plus. L'écologie industrielle, pilier essentiel du développement durable, doit mobiliser toutes les énergies politiques, économiques, scientifiques, technologiques, mais aussi philosophiques et spirituelles. Car l'être devra primer sur l'avoir. Réduire les flux de matière et d'énergie, réduire les déchets et les valoriser comme ressources pour ne pas détruire progressivement notre capital naturel : voilà des défis passionnants et à portée de notre intelligence.

Je voudrais dire à tous les candidats : au-delà des clivages idéologiques, la raison doit l'emporter sur la passion. Aidez-nous à passer du siècle des vanités au siècle de l'humilité, fixez-nous comme objectif que culture et nature fassent enfin cause commune. Vous nous ferez rêver et l'on embarquera. Le siècle passé nous a légué les outils technologiques et scientifiques pour conjuguer progrès et développement durable. A vous de leur donner du sens ! C'est la notion même de progrès qu'il nous faut reconsidérer. Il faut une société qui s'interroge en permanence sur la finalité de ses choix. Allons-nous développer certaines techniques jusqu'à l'absurde sous prétexte qu'elles existent ? Ou allons-nous donner une dimension humaine à la croissance qui transcende l'économie et la technologie ?

Nous n'avons que trop tardé. Ne gâchons pas les cinq années à venir. Elles seront déterminantes.