Chasse info
Syndicat National de la Chasse
Enquête du magazine l’Express
Une exception française
Marion Festraëts
Reportage photo : Alain Keler
Stigmatisée chez nos voisins européens, la vénerie attire de plus en plus de Français. A une image archaïque, élitiste et cruelle ces nouveaux chasseurs opposent la réalité d’une pratique traditionnelle, sportive, spectaculaire…
et écologiste.
La nuit n’a pas encore
tiré sa révérence. Les claquements des portières de voiture répondent aux cris
rauques de la meute. Les chevaux tambourinent sur le plancher des vans. Les
petites cuillères cliquettent dans les
tasses des veneurs ensommeillés. Ici, on enfile une paire de bottes à chaudron,
on boutonne le gilet de velours aux couleurs de l’équipage : là, on fiche
une épinglette dans un nœud de cravate, on ajuste sa pibole. Le piqueux ameute
ses chiens, son fouet gifle l’air, les trompes sonnent le départ. Aux creux de
la forêt, à l’heure ou aucun promeneur ne s’aventure sous les ramures, un drame
se prépare. Une traque qui, peut-être, s’achèvera par la mort d’un animal.
La scène semble
anachronique, comme une gravure du XVIII ème soudainement animée.
Taxée de cruauté, la
chasse à courre vient d’être interdite en Belgique et en Ecosse, et
l’Angleterre menace de l’abolir. Chez nous, plus de 10 000 veneurs la
pratiquent, dont la moyenne d’age est inférieure à 40 ans. Contrairement à la
chasse à tir, qui perd chaque année 2 % d’adeptes depuis 1975 (ils sont 700 000
aujourd’hui, âgés en moyenne d’une cinquantaine d’années), la chasse à courre,
à cor et à cri, connaît un engouement sans précédent. Une vingtaine de nouveau
équipages se montent tous les ans : ils sont près de 450 aujourd’hui, pour
218 en 1914, l’age d’or de la discipline. D’octobre à mars, à pied ou à cheval,
ils chassent le cerf, le chevreuil ou le sanglier – la grande vénerie – mais
aussi le renard, le lapin et surtout le lièvre. Les fêtes de la vénerie
attirent chaque été plus d’un million de visiteurs. Tout le mois de novembre,
des centaines de messe de Saint Hubert, patron des chasseurs, ont fait résonner
les églises de village du timbre profond des trompes de chasse. Et le spectacle
des meutes lancées sur la voie de leur proie appâte chaque année plus de 100
000 suiveurs.
Jadis privilège des rois,
elle a vu son recrutement s'élargir considérablement: la chasse à courre
rassemble désormais des facteurs, des médecins, des agriculteurs, des
secrétaires, des architectes ou des professeurs. Leur passion, chargée de
rituels et d'apparat, de métaphysique et de philosophie parfois, est pourtant
loin de faire l'unanimité. Dans une société urbaine, qui tend à considérer la
nature comme un décor récréatif, comment s'épanouit une pratique mettant
ouvertement en jeu les pulsions prédatrices de l'homme ? Comment expliquer le
plaisir de la traque à une époque où la mort n'a jamais été à ce point refoulée
?
De mémoire d'Anglais, on
n'avait jamais tant acclamé les mangeurs de grenouilles que ce 22 septembre
2002, quand 600 veneurs français sonnèrent le God Save the Queen à pleines
trompes au coeur de Londres. Ce jour-là, plus de 400 000 manifestants
défilaient pour défendre la chasse à courre. Ruraux contre urbains,
conservateurs contre travaillistes, prince contre Premier ministre : depuis
cinq ans, le royaume s'empoigne pour une histoire de renards. Dès 1997, Tony
Blair avait juré la perte des fox hunters. Rien n'est fait - votée par
les Communes en mars 2002, la loi a été illico rejetée par les Lords - mais le
prince Charles menace de quitter l'Angleterre. De son côté, le tout jeune
Parlement autonome écossais s'est empressé de voter, en février 2002,
l'interdiction de la chasse à courre - sur les 8 équipages, 6 continuent en
espérant que la Cour européenne de justice viendra à leur secours. En 2000, les
veneurs belges ont dû démonter leurs 4 équipages après le vote d'une loi
prohibant leur passion. La plupart chassent désormais outre-Quiévrain, sous des
auspices plus cléments.
Car, en France, rien de
comparable. Depuis une quinzaine d'années, aucune campagne nationale n'a été
lancée contre la chasse à courre par ses adversaires héréditaires, le
Rassemblement des opposants à la chasse (ROC) et la SPA. Aucune menace sérieuse
depuis qu'en 1981 Alain Bombard, secrétaire d'Etat à l'Environnement, voulut la
faire abolir. Malencontreuse initiative : François Mitterrand, dont le frère
Philippe était maître d'un équipage au fièvre, s'opposa à cette interdiction
symbolique. Même la montée en puissance des Verts n'a jamais menacé la vénerie:
l'écologie à la française ne mobilise pas sur le thème de l'antichasse.
Pour ou contre la chasse à
courre ? Si l'on menait aujourd'hui un sondage, la plupart des Français,
découvrant par la même occasion qu'elle existe toujours,
répondraient « contre ».
Sans hésitation. Cruelle, snob, obsolète : les griefs abondent. A y regarder de
près, la question paraît néanmoins plus complexe. C'est du moins l'avis de
Michel Pinçon et de Monique Pinçon-Charlot, sociologues au CNRS, qui ont passé
trois ans à étudier le monde de la vénerie avant de lui consacrer une somme, La
Chasse à courre, ses rites et ses enjeux (Payot). « Chacun nourrit des
idées préconçues sur elle, expliquent-ils. Ce rejet est très lié à sa force
symbolique et à son esthétique, associée à la noblesse et à l'argent. » D'abord
réticents envers « ce qui ne pouvait être qu'un anachronisme résiduel », les
sociologues reconnaissent avoir changé d'avis : « C'est un fait social
"total", observe Monique Pinçon-Charlot, dans la mesure où il parle
de la vie, de la mort, de la nature, de la sauvagerie, de la tradition, du
sacré, des rituels, de l'art, de la spiritualité, de la philosophie et des
rapports sociaux. Je n'en vois pas beaucoup d'autres qui couvrent autant de
champs. »
Une
histoire ancienne
Une exception nationale:
contrairement à la chasse à courre anglo-saxonne, pratiquée en Irlande, aux
Etats-Unis – où on chasse le coyote – ou en Australie, la tradition de vénerie
à la française n'a plus cours au delà de nos frontières depuis son interdiction
en Belgique. Plus ritualisée, plus cynégétique, plus codifiée grâce à l'usage
des trompes, la chasse à courre est, en France, une histoire ancienne. Sans le
savoir, vous parlez sa langue vénérable. « Marcher sur les brisées d'autrui »,
« être aux abois », « se faire prendre en défaut », « ameuter tout le
quartier », « se récrier », « sonner l'hallali » ou plaindre un « pauvre
hère » : seule la Bible a inspiré tant d'expressions passées dans le langage
courant. Xénophon décrit déjà, au Vème siècle avant Jésus-Christ, l'art de la
chasse du lièvre aux chiens courants. Sous Charlemagne, on à courre le cerf, le
loup, le sanglier, l'ours et même le bison. A la chasse Renaissance, François 1er,
veneur fameux, dédie à la chasse quelques châteaux, comme Chambord, dont les
terrasses permettent de suivre les « laisser-courre » sans crotter ses
souliers. Le Roi-Soleil impose le port d'une tenue ad hoc, redingote à galons,
gilet, bottes à chaudron, jabot et tricorne. Sous son règne puis sous celui de
Louis XV, le marquis de Dampierre codifie l'usage de la trompe - une
particularité nationale - et compose une série de fanfares devenues le mode de
communication des veneurs. « Quand Dampierre eut sonné, toute la cour fut
étonnée », constate un dicton de l'époque.
Privilège royal, la
vénerie disparaît à la Révolution. On élargit toutefois quelques chasseurs de
loups pour débarrasser les campagnes de ce fâcheux prédateur. Puis Napoléon la
rétablit. Des dizaines d'équipages sont remontés au XIXème siècle jusqu'à son
âge d'or, à la veille de 1914. Les deux conflits mondiaux marquent un nouveau
coup d'arrêt. Il faut attendre les années 1960 pour que la vénerie moderne voie
le jour. Jusqu'alors, elle demeure l'apanage des grandes fortunes, qui peuvent
se permettre l'entretien dispendieux d'une meute et d'une écurie, chassent sur
leurs propres domaines et emploient un personnel pléthorique.
Ces attributs d'un
privilège de classe, la vénerie anglaise les a conservés : les chasses sont
privées, pratiquées par la gentry sur les terres de l'aristocratie. Plus d'une
centaine de cavaliers s'y retrouvent pour des journées de cross-country
effrénées sur de coûteux chevaux de sport, les hunters. Contrairement à la
vénerie française, la chasse à courre anglo-saxonne est avant tout une course
d'obstacles, une épreuve équestre. « L'innommable à la poursuite de
l'immangeable », raillait Oscar Wilde. Pas étonnant que le Parti travailliste,
abondamment soutenu financièrement par le lobby animalier, se soit emparé d'un
pareil symbole. L'initiateur de la proposition de loi d'interdiction, le député
Michael Foster, en définissait l'enjeu en 1997: « Cette mesure a pour objectif
essentiel de prévenir la cruauté. Nous avons été élus à cette chambre pour
changer le monde. Aujourd'hui, nous avons cette chance. »
Pourtant,
l'Angleterre croule sous ses goupils, qui pillent les poubelles des banlieues
et alimentent la chronique en sombres histoires de Bébés croqués dans les
jardins.
Pour s'en débarrasser, les
Anglais gazent les terriers, usage interdit en France pour sa... cruauté.
En France, où les forêts
sont aujourd'hui plus étendues qu'au haut Moyen Age, où le grand gibier
prolifère depuis une dizaine d'années – jusqu'à endommager les cultures et
mettre en danger l'écosystème de certaines forêts – où les chasseurs sont les
plus nombreux d'Europe, la lutte des classes n'a jamais pris la chasse en
otage. Cet acquis révolutionnaire n'est pas un enjeu politique. Même les
communistes, loin de constituer un danger pour les veneurs – une caste à
abattre ? – sont salués par ces derniers comme leurs alliés : « Les communistes
sont de grands défenseurs de la chasse, fortement ancrée dans notre culture
comme un acquis social, souligne Pierre de Roüalle, secrétaire général de la
Société de vénerie. Le monde rural est très attaché au chien courant, utilisé également
par les chasseurs à tir des classes populaires. Nous sommes cousins. »
L’équipage Normand Piqu’Hardi, qui chasse le cerf en forêts de Dreux et de
Senonches (Eure-et-Loir), compte même parmi ses aficionados un inspecteur du
travail trotskiste, qui ne voit aucune contradiction à suivre le laisser courre
du samedi avant de distribuer Rouge le dimanche.
Un phénomène typiquement
français, ces suiveurs. Ils sont des dizaines de milliers à attendre avec
impatience la « belle saison » : l'hiver. Beaucoup de
« petits pères » des
campagnes, mais aussi des gamins, des jeunes, des familles qui viennent avec
jumelles et casse-croûte. Leur plaisir: suivre les péripéties de la chasse et
le travail des chiens, profiter de la forêt, se retrouver entre fidèles. C'est
à qui saura se trouver au bon endroit et au bon moment pour voir le chevreuil
franchir un layon. A qui aura suffisamment de science pour anticiper les
feintes de l'animal. Comme il existe des dynasties de veneurs, il y a des
lignées de suiveurs. Avec son frère Sylvain et sa compagne Virginie, Yannick a
ainsi pris la suite du papy Marius, fidèle du Rallye la Passée, qui chasse le
chevreuil dans les touffues forêts de l'Orne. Pour Nicole Joliveau, épouse et
bras droit de Raymond, le maître d'équipage, « pendant vingt-cinq ans, Marius a
fait partie de la famille ». Au point qu'on lui remit le bouton - suprême
honneur !
Au rendez-vous dès l'heure
du rapport, les suiveurs saluent le maître d'équipage et les boutons – les
membres de l'équipage, qui portent sur leur redingote les boutons frappés de
son emblème – participent parfois aux travaux du chenil et boivent un coup tous
ensemble, le soir venu. Ils savent déchiffrer le mystérieux polar qui se joue
dans la forêt, qu'ils sillonnent à pied ou à vélo pour n'en rien manquer.
Certains, en experts, sont plus respectés et écoutés que les membres de
l'équipage eux-mêmes. Lionel Guittard, fidèle figure du Rallye Anjou, n'en
loupe pas une. Depuis toujours, cet ancien garde des Eaux et Forêts de 87 ans
assiste chaque semaine aux laisser-courre. Il couche sur le papier le récit de
chaque journée à l'intention de son fils. Son écriture appliquée rend hommage
aux ruses du brocard (jeune chevreuil mâle), salue l'habileté des chiens,
s'émerveille du doux regard d'une chevrette (chevreuil femelle) dont il tomba
amoureux et qu'il ne livra jamais. « Pépé » Guittard n'a pourtant jamais été
veneur. Son plaisir, c'est voir et sonner de la trompe. Il a composé des
dizaines de fanfares – le célèbre Rallye des Grands-Loups lui doit la sienne.
Le
coût de la passion
Contrairement aux
suiveurs, qui assistent gratuitement aux laisser-courre, les veneurs paient une
cotisation. Aujourd'hui presque tous les équipages sont constitués en
associations loi 1901. Les frais du chenil, la location des forêts et, pour une
quarantaine d'équipages, l'emploi d'un piqueux, qui soigne les chiens, mène la
chasse avec le maître d'équipage et sert l'animal hallali, sont partagés entre
boutons. Le budget annuel d'un équipage, de 1500 jusqu'à 150 000 euros, varie
selon l'animal chassé. Comme le montant des cotisations qui le financent: dans
la petite vénerie, qui requiert une meute modeste et chasse surtout sur
invitations, elles commencent à 200 euros par an, pour une quarantaine de
chasses. En grande vénerie, un bouton annuel coûte entre 1000 et 2 000 euros
pour la chasse du chevreuil et du sanglier, et jusqu'à 3 000 euros pour le
cerf. Les moins de 20 ans ne paient généralement pas, et les moins de 30 ans
bénéficient de demi-tarif. La chasse, à tir ou à courre, a toujours attiré les
jeunes. Le vieillissement des gâchettes est une affaire récente. A la campagne,
jusque dans les années 1970, on emmenait son gamin à la chasse, comme dans les
livres de Pagnol. Un rite initiatique. Mais, aujourd'hui, la raréfaction du
petit gibier, décimé par les modes de production agricole, a fait se rabattre
les chasseurs vers le gros gibier, chassé en battue. Une pratique cynégétique
assez guerrière, pas franchement adaptée aux enfants... Les amateurs de petit
gibier se sont naturellement tournés vers la vénerie à pied, entraînant leur
descendance dans l'aventure et rajeunissant le cercle des veneurs. Chez Pierre
de Roüalle, maître d'équipage du Rallye Ardillères, dans les Landes, 7 ou 8
gamins juchés sur des poneys participent régulièrement à la chasse au
chevreuil. Comme Manon, 14 ans, amoureuse des animaux et dingue d'équitation,
qui suit son père à la chasse dès qu'elle en a l'occasion depuis deux ou trois
ans. Sans attenter à sa tirelire.
Certes, la pratique de la
vénerie n'est pas un loisir donné. Mais sa tradition d'accueil permet aux
nouveaux venus, invités, de participer aux laisser-courre pendant au moins un
an sans bourse délier. Les chevaux, souvent des trotteurs réformés des courses,
sont bon marché. A la campagne, avoir un cheval au pré ne coûte pas cher. Les
citadins, eux, doivent payer la pension de leur monture. La Société de vénerie
estime ainsi à plus de 30 millions d'euros annuels le poids économique du
cheval de chasse. En revanche, il n'y a pas de marché du chien courant: on ne
vend ni n'achète jamais un chien, on le donne.
Malgré sa particule,
Béraud de Vogüé, maître d'équipage du Bouquin-Berrichon, tient par-dessus tout
à ce que ses boutons se rassemblent uniquement pour la chasse au lièvre, la
nature et les chiens: « Il y a parmi nous plus d'employés et d'ouvriers que de
bourgeois, insiste-t-il. Pas question de faire la moindre concession à la
mondanité. » Dénominateurs communs des chasseurs à courre: la passion de la
forêt, du travail des chiens, et, pour les cavaliers, le bonheur de partager ce
suspense sylvestre avec leur monture. « Au-delà d'une pratique cynégétique,
observe Charles-Henri de Ponchalon, président de la Fédération nationale des
chasseurs, la chasse à courre est une activité de nature sans arme à feu, qui
profite largement de l'engouement du public pour l'équitation d'extérieur. » On
ne compte pas les boutons venus à la vénerie par le cheval.
« Quand, en plein hiver,
un rayon de soleil tombe sur les arbres givrés, vous avez l'impression de vous
retrouver dans une forêt de cristal, s'enflamme
Laurent Morel-Ruymen, la
trentaine, surnommé "Papillon" par l'équipage Normand Piqu'Hardi pour
une sombre histoire de cravate mal nouée. Vous êtes là, dans le nuage de vapeur
du cheval, à écouter le silence pour entendre, peut-être, au loin, les récris
des chiens ou le son d'une trompe. C'est magique. »
Les
pour et les contre
L'enchantement laisse
froids les amis des animaux. Si les associations de protection de
l'environnement plus soucieuses de protéger les écosystèmes et l'équilibre des
espèces que les destinées individuelles des bêtes sauvages, n'ont rien à
reprocher à la vénerie, il n'en va pas de même pour les défenseurs de la cause
animale. En France, ils sont certes moins extrêmes que les puissants mouvements
anglo-saxons, qui dénoncent violemment – certains ont carrément placé des
engins explosifs sous des vans de veneurs – le « spécisme » (comme racisme ou
sexisme). Les arguments avancés par les détracteurs français de la chasse à
courre traduisent une méconnaissance du sujet à la hauteur de leur faible
hargne. Serge Belais, président de la SPA de Paris, reconnaît ainsi n'avoir
jamais assisté à un laisser-courre. Ce qui ne l'empêche pas d'affirmer que les
chiens sont « dressés pour faire durer la poursuite », ou qu'on ne chasse pas
le sanglier parce que « c'est trop dangereux ». Quant à la petite vénerie, il
ignore jusqu'à son existence et doute que les « aristos cavalent à pied dans la
boue ». Pour Christophe Aubel, porte-parole du ROC, « la vénerie, c'est sans
doute le mode de chasse le plus cruel. Les prélèvements sont certes minimes,
mais la souffrance du cerf est extrêmement violente. Poursuivi pendant des
heures par des chiens qu'on renouvelle en cours de route et des cavaliers qui
changent de cheval, le cerf épuisé n'a aucune chance. En plus, toute cette
agitation dérange la forêt ».
Pourtant, les veneurs sont
formels : la chasse n'a d'intérêt que si l'animal a de réelles chances d'en
sortir vivant. « Il s'agit de chasser un animal sauvage en utilisant ses
prédateurs, les chiens, explique Philippe Dulac, président de la Société de
vénerie et maître de l'équipage Normand Piqu'Hardi. Je ne connais pas de moyen
plus difficile et moins efficace de tuer des animaux. » En moyenne, seul 1
laisser-courre sur 4 aboutit à la prise d'un animal – 1 sur 2 dans la vénerie
du cerf. Les prélèvements représentent, selon les espèces, de 0,1 % à 3 % du
total des animaux tués par la chasse. Les veneurs n'hésitent pas à évoquer
cette chasse très réglementée comme la plus naturelle, la plus écologique qui
soit.
Quelques fameux
protecteurs de la nature sont d'ailleurs des pratiquants assidus. Comme Antoine Reille, président
d'honneur de la Ligue de protection des oiseaux (LPO) et fondateur de France
Nature Environnement. Comme Christian Damenstein, responsable de la
commission chasse des
Verts, membre de l'équipage Champchevrier, en Indre-et-Loire. Ou comme Alain Guilhemsang,
bâtonnier de Dax, ami des bêtes estampillé SPA: il a longtemps présidé la
délégation des Landes. Amoureux des chevaux, il est venu à la chasse à courre –
qui lui faisait horreur – par un ami veneur : « J'ai voulu voir ce que c'était,
explique-t-il. Il ne me semble pas incompatible de pratiquer cette chasse,
naturelle, éthique et respectueuse, tout en oeuvrant au bien-être des animaux.
Des gens vont être choqués par la chasse à courre, mais ne se poseront aucune
question sur le genre de
vie qu'a mené l'animal
qui se retrouve dans leur
assiette. »
Pour Pierre de Roüalle, «
il suffit d'assister à une chasse pour voir que l'animal, en parfait
connaisseur de son milieu, ne passe pas son temps à courir devant les chiens,
et qu'il a toutes les chances de leur échapper ». Selon Elisabeth de Baudreuil,
bouton de l'équipage Champchevrier et administratrice de l'Association
nationale pour une chasse écologiquement responsable (Ancer),
« une belle chasse n'est
pas forcément une chasse où l'on prend. C'est une chasse où l'animal va faire
preuve de ruse, mettre en défaut les chiens, qui vont savoir déjouer sa
stratégie pour relancer la poursuite ».
Une
expérience mystique
A travers la vénerie, ce
sont deux conceptions opposées de la nature qui s'affrontent. Pour les
défenseurs des animaux, en majorité des « citadins appartenant aux classes
moyennes intellectuelles », comme les décrivent les Pinçon-Charlot, la nature
est en passe de devenir un décor intouchable, un sanctuaire où le « voir » a
succédé au « faire ». Pour les ruraux et les chasseurs, elle reste un lieu de
vie et d'action, où la chasse s'inscrit dans un contact privilégié avec les
animaux. Ceux-ci reprochent aux premiers d'imposer leur conception enchantée, «
disneyenne » de la forêt, et répliquent qu'elle est un monde cruel, où les
espèces s'affrontent et ne se font pas de cadeau.
Seuls les animaux sauvages
peuvent encore manifester librement leur hérédité, leur comportement naturel,
souligne Philippe Verro, cinéaste à la ville et veneur de lièvre aux champs,
dans l'Oise. Il faut les maintenir dans leur vocation de proie, qui leur permet
d'exprimer la richesse de leur instinct. » Pour Gary Loustalan, un psychiatre
toulousain qui pourchasse le capucin dans les Landes depuis vingt-cinq ans, «
seuls les gens qui chassent le lièvre le connaissent bien. C'est un animal
subtil, très malin, qui donne toute sa mesure lorsqu'il est poursuivi ».
L'homme aussi, qui doit parfois cavaler sur 30 kilomètres pour finalement
rentrer bredouille.
Reste que le plaisir
éprouvé à traquer un animal, l'acte de donner la mort volontairement, dans une
société qui en a fait un tabou, peut inspirer l'horreur et le dégoût. Les
veneurs n'éludent pas cette question, la seule qui, à leurs yeux, vaille d'être
débattue. « Autrefois, tout le monde savait tuer une poule ou dépecer un lapin,
rappelle Philippe Dulac. Aujourd'hui on ne veut plus savoir d'où vient la
viande qu'on mange, on ne supporte plus de voir un faisan pendu à la vitrine du
boucher. On refoule la mort, animale ou humaine, et, lorsqu'elle arrive, on est
désemparé. Tuer un cerf ne me fait pas plaisir, mais ne soyons pas hypocrite:
c'est l'aboutissement de toute cette entreprise. »
Tous éprouvent des
sentiments ambigus envers l'animal qu'ils chassent, oscillant entre
l'admiration, le respect et le désir de posséder. « En assistant à mes
premières chasses, où mon fils m'avait emmené, j'ai ressenti au fond de moi un
instinct de prédation très fort, confesse Jean-Noël, professeur d'anglais
bas-normand, chasseur depuis une dizaine d'années. Cette facette de moi-même,
que je ne soupçonnais pas, m'a d'abord dérangé. Mais j'ai accepté cette part de
sauvagerie, parce qu'elle est en moi et me replace dans la nature. » Philippe
Verro confesse demander pardon à l'animal qui vient de mourir: « Je souffre de
sa mort, même si j'ai souhaité le prendre. »
Au-delà du plaisir de monter
à cheval dans la forêt ou de courir éperdument à travers la lande, de suivre
les rebondissements de la quête des chiens, les veneurs recherchent une
expérience mystique, la force d'un instinct réprimé qui les réinscrit dans la
nature. « L'hallali et la curée, notent les Pinçon-Charlot, sont des moments
sacrés, fortement ritualisés, profondément métaphysiques, qui font entrer en
contact non seulement avec le sauvage, mais aussi avec la mort et les mystères
de l'au-delà. » Dans la nuit qui tombe, les sonneurs de trompe rejouent pour la
lune les péripéties de la chasse. Le lancer, la vue, le volcelest, un
débucher... Ce jour là, le cerf, un grand dix-cors, s'est bien battu.
D'ailleurs, il court toujours.
Les
mots de l’art
* Bouton
Frappé à l'emblème de l'équipage,
il orne les tenues des veneurs. Le terme désigne également les membres de
l'équipage.
* Chiens courants
Les chiens de vénerie, qui
chassent en meute au flair et à la voix.
(en chasse, les chiens
n'aboient pas, ils crient).
* Curée
Si l'animal est pris, la
chasse se termine par ce cérémonial, consistant à offrir aux chiens une partie
ou l'ensemble de son corps dépecé.
* Hallali
L'animal est hallali
lorsqu'il est rejoint et acculé par les chiens.
* Laisser-courre
Chasse à courre
* Pibole
Corne de chasse.
* Piqueux
Salarié de l'équipage, il
prend soin des chiens et les conduit durant la chasse.
* Rapport
Avant le laisser-courre,
ceux qui ont « fait le bois » pour localiser un animal de chasse rendent compte
de leur quête devant l'équipage.
* Vénerie
L'art de chasser à courre,
exercé par les veneurs.